Daigle c. Tremblay, 20 ans après…

Comme Marianne l’a déjà souligné sur ce blogue, samedi prochain le 8 août marquera le 20e anniversaire du jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Daigle c. Tremblay. On s’en rappelle surtout – et avec raison ! – d’une grande victoire pour les droits reproductifs des femmes, la Cour ayant non seulement refusé de reconnaître le statut de « personne » au fœtus, mais aussi de sanctionner un soi-disant « droit de regard » du géniteur sur la décision de la femme à mettre un terme ou non à sa grossesse.

Mais il y a selon moi deux autres morales importantes à l’histoire…

Premièrement, en tant que survivante de violence relationnelle, je ne peux m’empêcher de voir cette décision comme une assurance, de la part du système judiciaire, que les manœuvres d’un homme violent et abusif pour contrôler la femme qui partage sa vie ou qui essaie d’en sortir n’obtiendront jamais, par le biais d’une intervention judiciaire, la sanction de la loi.

Parce qu’il faut mettre l’affaire en contexte. Chantal Daigle, tout comme Jean-Guy Tremblay, sont des personnes en chair et en os. C’est stupide, mais c’est un truc qu’on perd souvent de vue en lisant ou commentant des décisions judiciaires : ça arrive à du vrai monde, comme vous et moi. Chantal Daigle était la blonde Jean-Guy Tremblay. Il était abusif envers elle, et l’avait incité à abandonner l’usage de contraception. Lorsqu’elle tombe enceinte, la violence physique continue, et ce, même si Tremblay a connaissance de la grossesse. Chantal Daigle est une femme qui, comme beaucoup d’autres, s’est retrouvée dans une relation abusive et violente, et qui a eu non seulement le courage d’en sortir, mais également de décider que ce n’était pas dans ces circonstances qu’elle désirait porter, donner naissance et élever ses enfants. Elle choisit l’avortement, récemment décriminalisé au Canada (le 28 janvier 1988).

Inutile de préciser, Tremblay le prend mal.

Il intente une action en injonction contre son ex pour l’empêcher d’avorter, prétextant le droit à la vie du fœtus et le fait que, en tant que géniteur, il avait son mot à dire dans cette décision. Bref, c’est un pauv’tit futur papa brimé dans ses droits, et elle, une méchante égoïste.

Bullshit.

Ce n’est pas sur l’enfant à naître que Tremblay voulait avoir des droits, c’est sur la femme qui a osé le quitter. Comme beaucoup d’activistes « pro-vie » (je préfère de loin les termes plus appropriés « d’anti-choix » et « anti-avortement »), Tremblay se câlisse allègrement de la personnalité juridique des fœtus. Ce qui les intéresse, c’est le contrôle des femmes. Pas seulement de celles qui font partie de leur vie, mais de toutes les femmes. De leur corps, de leur sexualité et de leurs capacités reproductrices, mais aussi, par implication, de leurs décisions, de leurs aspirations, de leurs désirs et de leurs rêves.

Tremblay est un « délinquant à contrôler », qui fait l’objet de surveillance constante, et qui, comme condition de liberté, n’a pas le droit d’entrer en contact avec aucune femme, quelle qu’elle soit, sans en aviser les autorités compétentes. Il a un casier judiciaire long comme le bras pour des infractions de violence envers des femmes.

Il se balance autant du statut de fœtus en tant que « personne » que les fondamentalistes anti-avortement qui s’opposent davantage au fait qu’une femme ait des rapports sexuels selon ses propres termes (i.e. sans appartenir officiellement à un homme, sous le couvert d’une institution patriarcale comme la religion ou le mariage) et contrôle son corps et ses facultés reproductrices. Autant que ces mêmes activistes qui clament qu’on n’a pas le droit de « tuer » un fœtus parce que c’est un humain et tout et tout quand il s’agit d’une femme qui choisit d’avoir des relations sexuelles, mais qui perdent leur sacro-sainte opposition quand il s’agit d’une femme qui n’a pas choisi d’avoir des relations sexuelles (par exemple, en cas d’inceste ou de viol). Autant que les soi-disant « pro-vie » qui descendent des médecins qui aident des femmes à retirer de leurs utérus des fœtus pourtant désirés mais déjà morts ou voués à une existence atroce. Autant que ces fondamentalistes religieux qui condamnent des enfants victimes d’abus à qui l’on ne voulait qu’éviter une grossesse précoce et la torture d’accoucher quand l’on a que neuf ans…

Dans un cas comme dans l’autre, c’est de l’hypocrisie pure qu’il ne faut aucunement sanctionner.

La deuxième chose qu’il faut retenir de l’affaire Daigle c. Tremblay est, je crois, le courage de Chantal Daigle. Non seulement s’est-elle extirpée d’une relation toxique – ce qui, en soit, peut être extrêmement difficile à faire – mais elle a également eu le courage de défendre ce qu’elle croyait être juste envers et contre tous. Faisant face à une injonction prononcée par la Cour d’appel du Québec lui interdisant d’avorter, Chantal Daigle a néanmoins traversé la frontière vers les Etats-Unis pour se faire avorter en contravention avec l’ordonnance de la Cour, bravant ainsi la possibilité d’une amende sévère et d’une peine d’emprisonnement.

Cet acte de détermination n’est pas sans rappeler d’autres gestes de désobéissance civile entrepris au nom du droit des femmes à l’avortement. On peut penser simplement à tous les médecins et sages-femmes qui pratiquent illégalement des avortements dans les juridictions où cette procédure demeure interdite, ou encore, plus près de nous, au Dr Henry Morgentaler.

Il est bon, à l’occasion d’anniversaires comme celui de ce jugement, de se rappeler ces personnes ordinaires qui, en voulant simplement protéger leurs droits individuels, ont rendu un service énorme à tous leurs concitoyens.

Parce que c’est ça aussi, l’engagement féministe. C’est exercer ses droits, pour soi-même, et les défendre férocement quand ils sont brimés…

***

Je suis consciente que certains hommes sont mal à l’aise ou déçus – mettons-le comme ça – à l’idée de ne pas avoir leur mot à dire sur la grossesse de leur conjointe. (Lisez les commentaires à ce billet de La mère blogue, et vous verrez ce que je veux dire.) Mais je demeure convaincue qu’il doit en être ainsi. Primo, c’est notre corps qui subit la grossesse. Être enceinte, c’est pas de la petite bière, et accoucher, rappelons-le, ça reste dangereux pour la future mère. Deuxio, donner à une personne un droit de veto sur le corps d’une autre est une invitation aux abus. Pensons aux juridictions où l’homme a le droit à des relations sexuelles avec sa femme, même si celle-ci n’y consent pas. Je suis certaine que plusieurs hommes qui bénéficient de ce « droit » respectent, ultimement, la décision de leur conjointe, mais il n’en demeure pas moins qu’ils ont un droit, reconnu par la loi, à passer outre la volonté de l’autre…

Bien sûr, il a plein de situations moches. Une fille tombe enceinte, son chum veut le bébé, pas elle, elle avorte, le gars est dévasté. Une fille veut un enfant, son chum est pas intéressé, elle tombe enceinte, décide de garder l’enfant et confronte son conjoint au fait accompli. C’est déplorable, c’est pas idéal, mais on ne va pas diminuer les libertés civiles de la moitié de la population pour des problèmes de couple. Tout comme je ne me vois pas revendiquer jusqu’à la Cour suprême mon « droit » à ce que mon chum se fasse vasectomiser.

***

Je ne sais trop quoi penser de ces « histoires d’horreur » où le gars est « victime » de sa méchante blonde qui ne lui dit pas qu’elle a arrêté la pilule et qui tombe enceinte « à son insu ». C’est ça le truc avec la pilule : ça a précisément été inventé pour que les femmes puissent choisir d’utiliser la contraception ou non, et ce, sans avoir à en aviser leur partenaire. Par contre, il me semble raisonnable et logique d’affirmer qu’un homme, qui, à moins de surveiller sa blonde 24/7, ne peut être à 100% certain si cette dernière prend sa pilule tel que prescrite, devrait prendre l’initiative d’utiliser lui-même un moyen de contraception. Morale de l’histoire : Messieurs, sortez toujours couverts.

***

En terminant, la sage Daigle c. Tremblay donne un avant-goût des problématiques liées au consentement aux actes sexuels, à la contraception et à la grossesse dans un contexte de violence relationnelle. Le fait pour le conjoint abusif de contrôler, de limiter ou d’empêcher carrément l’accès à des moyens de contraception est considéré, en soi, comme une forme d’abus. (C’est ce que nos voisins du sud surnomment « birth control sabotage ».) Malheureusement, il n’y a encore que relativement peu de recherches existantes à ce sujet.

Je vous conseille toutefois de lire celle-ci, qui porte sur la situation particulière des adolescentes. Cependant asseyez-vous bien et placez une chaudière à côté de vous : les statistiques sont à lever le cœur…

2 Comments

  • samson
    8 octobre 2013
  • Natalia
    15 janvier 2014

     » Comme beaucoup d’activistes « pro-vie » (je préfère de loin les termes plus appropriés « d’anti-choix » et « anti-avortement »), Tremblay se câlisse allègrement de la personnalité juridique des fœtus. Ce qui les intéresse, c’est le contrôle des femmes.  » …

    Non. Dire cela réduit le débat à un vision binaire de l’avortement, soit tu es pour le contrôle des femmes de leurs corps, soit tu veux leur enlever ce contrôle et te l’approprier. Et c’est très dommage que beaucoup de féministes appuient leur argumentaire sur cette vision réductrice. La réalité est beaucoup plus complexe. Je ne dis pas que M. Tremblay s’intéressait au statut du foetus nécessairement, mais je crois que la plupart des pro-vie, s’intéressent eux. Ils veulent défendre un être qui ne peut pas se défendre lui-même. On peut être pour ou contre moralement et pratiquement. Mais s’il vous plait, arrêtons les sophismes de procès d’intention…

    -D’une féministe qui est tannée de la rhétorique trompeuse

    [Commentaire hors-sujet? Abusif? Spam?]

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