Vers le Sud

Il est 9 heures du matin. Dehors, on se remet tranquillement de la fête d’hier. Les employés des bars empilent les caisses de bière vides, on balaie les détritus sur le trottoir et des farangs viennent reporter leurs petites copines là où il les ont trouvées la veille : sur la rue. Peu à peu, des familles envahissent les soi. De jeunes couples, des plus vieux, des hommes seuls. Vers 11 heures, déjà, la plage est blanche de monde. C’est une autre journée qui commence à P…, Thaïlande, une des stations balnéaires les plus populaires dans le monde.

J’y suis arrivée hier soir, afin de mener à terme un projet personnel de recherche dans le cadre de mon baccalauréat en anthropologie. Déjà, les rencontres faites dans l’autobus ont donné le ton à mon séjour. Les premières paroles que m’auront adressées deux Israëliens auront été, après un regard-ascenseur qui voulait tout dire: «where is your boyfriend?». Peu importe que je les ai repoussés d’un hochement de tête, ils trouveront ici de quoi s’amuser. Tout comme les clients de l’hôtel où je réside, qui m’ont laissé entendre qu’ils apprécieraient bien que je prolonge mon séjour.

Vous l’aurez peut-être deviné, je me trouve actuellement dans un des hauts-lieux du tourisme sexuel. Si j’ai choisi la Thaïlande pour des raisons pratiques, et de sécurité, j’aurais pu faire ce travail à plusieurs autres endroits : Cuba, Brésil, République Dominicaine, Costa Rica, Maroc, Égypte, Turquie, Sénégal, Madagascar, Kenya, Inde, Sri Lanka, Moldavie, Russie, Roumanie, Cambodge, Philippines, etc. Un oncle me félicitait de partir en exploration hors des sentiers battus. Je me retrouve désolée de lui répondre que je suis dans un sentier balisé, protégé et emprunté par des milliers d’autres avant moi. Pour s’assurer que tout se déroule sans anicroche : tourist police is my first friend.

Le tourisme sexuel : un phénomène en croissance

Si je dis «touriste sexuel», vous imaginerez sans doute un vieil homme repoussant en train de fricoter avec une jeune fille de douze ans. Oui, mais ce n’est plus que ça.  Le phénomène se démocratise et touche désormais toute les couches de la société. À Cuba, on parle des «secrétaires canadiennes». Ici, j’ai vu des jeunes hommes, pourtant bien fichus, en train de faire la fête dans les bars à go-go. La réalité est que la prostitution touristique se développe au même rythme que le tourisme de masse et que, comme le soulignait l’anthropologue Franck Michel, « les industries du voyage et du sexe partagent beaucoup d’intérêts dans la transformation du monde en gigantesque parc de loisir» (2006). En Thaïlande, c’est pendant la guerre du Viêt Nam qu’ont été développées les infrastructures nécessaires à l’accueil du tourisme de masse. En 1967, une entente a été signée avec les États-Unis afin de mettre sur pied en Thaïlande des sites de Rest and Recreation pour les soldats américains. Entre 1962 et 1976, un peu plus de 700 000 militaires américains sont venus se prélasser sur les plages du Land of Smiles. (Turshen et Biravel, 1993, cité par Poulin, 2004 : 106) De retour à la maison, les soldats ont répandu la bonne nouvelle et les touristes ont vite fait de les remplacer. Si en 1970, la Thaïlande accueillait environ 630 000 visiteurs, ce chiffre s’élevait, en 1998, à 7,8 millions (Formoso, 2001 : 57). On ne vient donc pas en Thaïlande tant pour assouvir des fantasmes pédophiles que pour s’éclater, se laisser aller, vivre une expérience hors du commun. L’idéologie du sexe-loisir gagnant en popularité dans les sociétés occidentales, c’est tout naturellement que la prostitution viendra se greffer au séjour des vacanciers.

Dans le cadre de ce travail je m’intéresserai particulièrement aux clients qui s’adonnent au tourisme sexuel. Comme le soulignait Javate de Dios (2005 : 52), vu de cet angle, «la charge de la responsabilité de ce phénomène se déplace de la victime aux auteurs, à la fois l’industrie du sexe qui le dirige, le client est acheteur final qui participe à l’exploitation des femmes et des enfants».

Ultimement, ce n’est donc pas l’exploitation sexuelle en tant que telle qui m’interpelle, même si j’ai bien faillit m’effondrer à la vue de cette fille de treize ans qui «flânait» à l‘entrée d‘un bar. Je pourrais faire le deuil d’un monde idéal où les gens s’aimeraient et seraient solidaires les uns des autres. Ma plus grande source d’inquiétude se trouve dans la massification et la normalisation du tourisme sexuel et du discours qui, vous le verrez, tend à le légitimer. Plusieurs chercheurs en sciences sociales (Franck Michel, Richard Poulin) ont déjà étudié les liens entre ce phénomène et l’explosion des industries du sexe. Au Québec, ne parle-t-on pas d’hypersexualisation et de pornographisation de l’espace public? Nous le verrons au cours des prochaines semaines, ces phénomènes se développent en parfaite cohérence avec les conceptions morales occidentales.

De l’autre bout du monde, c’est de nous dont je veux parler.

Sources :

Formoso, Bernard. 2001.  «Corps étrangers : tourisme et prostitution en Thaïlande»  Anthropologie et sociétés, vol. 25, no. 2, pp. 55-70.

Michel, Franck.  2006.  «Vers un tourisme sexuel de masse?» In Le Monde diplomatique, [en ligne], http://www.monde-diplomatique.fr/2006/08/MICHEL/13831, consulté au printemps 2010.

Poulin, Richard et la ligue internationale pour le droit et la libération des peuples.  Prostitution, la mondialisation incarnée : points de vue du Sud.  Louvain-la-Neuve, Belgique : centre tricontinental ; Paris : Syllepse, 239 p.

6 Comments

  • Imace
    7 juin 2010

    Le sujet m’intéresse beaucoup, et l’article est très instructif.

    Pour nourrir la thèse de la normalisation de la prostitution, j’ajouterai un argument : l’Union Européenne est pro-règlementariste et a tendance à favoriser l’essor des industries du sexe.

    Les Etats membres sont encore souverains pour décider du contenu de l’ordre public (en gros, pour décider entre pénalisation/dépénalisation/règlementation). Mais plusieurs Etats, dont l’Allemagne, sont passés d’une politique abolitionniste à une politique réglementariste. En outre, des décisions de la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne) favorise la libre circulation des « travailleurs » que sont les personnes prostituées.

    Est-ce utile de dire que cette évolution m’affole et que je redoute le jour où la France deviendra à son tour règlementariste ?

    Sur ce sujet au moins, je suis parfaitement d’accord avec vous^^.

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  • Sonia
    8 juin 2010

    Bravo Valérie, Je vous encourage dans votre travail car vous apportez des précisions importantes au phénomène en vous attardant principalement aux clients de la prostitution.
    Je pense sincèrement que la recherche ne s’est pas assez attardé aux « acheteurs » mais plutôt aux victimes et je pense que de creuser le sujet à propos des promoteurs de ce marché ingrats est très pertinent. Les coupables sont malheureusement pas assez analysés et profitent, en quelque sorte, d’un statut protégé par le fait d’être incognito. Une fois pour toute nous devrions leur projeter au visage le miroir de leur inhumanité et qu’ils soient conscients de ce qu’ils encouragent, c,est à dire de contribuer à l’esclavage humain pour des fins sexuels. Il est plus que temps que ces gens ne soient plus bénéficiaire d’un état de confidentialité (et de nombrilisme orgasmique) et qu’ils se frappent le nez aux méfaits dont ils sont la cause princpale.
    Il est temps de déployer notre énergie pour détruire le mur du silence qui protège ces criminels insouciants.

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