Identité et représentation: pour un féminisme fragmenté?

Je réécoutais, au hasard de mes podcasts, cette émission intitulée Féminisme et islam datant du 2 novembre 2010 dans le cadre des cycles de débats « Restons éveillés » organisés par l’institut des cultures d’islam. Au-delà de la problématique posée par l’émission, à savoir dans quelle mesure féminisme et Islam sont compatibles (problématique qui se révèle finalement sans pertinence), j’en suis venue à me demander finalement en quoi consistait l’identité du féminisme.

Curieusement, la question de la cohabitation entre féminisme et religion prend une ampleur démesurée quand il est question de l’islam. Elle ne soulève pas autant les passions quand il s’agit du christianisme ou de toute autre religion. Pourtant, il n’y a pas de textes sacrés qui ne soient pas un tant soit peu misogynes et paternalistes, et il s’agit là d’un euphémisme. Cet article n’a pas pour vocation d’expliquer cette curieuse asymétrie, mais se sert plutôt de la polémique comme prétexte pour interroger les racines même de l’identité féminine et féministe. Commençons par rendre compte du contenu de l’émission. Si elle a déjà deux ans, elle retrace néanmoins avec clarté les grands enjeux du débat.

Elle commence par mettre immédiatement les points sur les i en prenant soin de redéfinir les notions clés. Elle replace le féminisme dans un contexte plus global qui est celui d’une réaction à un système d’oppression. Le féminisme nait d’une expérience subjective, d’un vécu, du moment où l’on prend conscience d’un système d’oppression qui est ensuite objectivé. En occident, ce système d’oppression prend la forme du patriarcat. Mais cette expérience et cette objectivation peuvent être reproduite pour n’importe quel mode d’oppression, elle n’est pas propre au féminisme.  De cette définition découle une remarque fondamentale : le féminisme n’est pas géographiquement situé, il n’appartient pas spécifiquement au monde occidental, car cette prise de conscience peut-être activée partout, y compris dans le monde musulman et dans toute autre région du monde.

Quels sont les courants féministes actifs dans le cadre du monde musulman ? Car le féminisme est bien vivant dans le monde oriental, et s’il prend des formes différentes du féminisme dit occidental, il n’est pas pour autant question d’en hiérarchiser les revendications . Il existe deux courants majeurs. Le premier consiste à réinterpréter le coran dans une perspective féministe. Le second conteste l’usage qui est fait de l’islam. Le débat insiste particulièrement sur l’exégèse féministe. Il n’est pas question de nier la partie paternaliste évidente du coran. Elle est bel et bien là et aucune intervenante lors du débat n’en récuse l’existence. En revanche, la femme a un rôle à jouer en tant que médiatrice religieuse. En s’insérant dans l’espace d’interprétation, elle peut implémenter le texte sacré dans la vie réelle dans le sens d’une plus grande justice sociale. De simple objet de soumission, la femme devient alors sujet car elle est alors capable d’enrichir la lecture des textes en faveur d’une plus grande équité.

En France, la culture féministe a la réputation d’être plutôt radicale, parfois à la limite de la misandrie, ce qui expliquerait que les femmes musulmanes aient du mal à se reconnaître dans ses revendications. Il apparaît même que dans certaines situations, les différents féminismes soient  porteurs d’intérêts contradictoires, et donc à l’origine de luttes internes qui interrogent la possibilité d’une unité identitaire. C’est là la véritable pierre d’achoppement du débat.  S’il y a une différence entre le féminisme occidental et féminisme oriental, il y aussi des différences au sein du féminisme islamique, lui aussi protéiforme.  L’Islam est pluriel, il dépend des pays où il est pratiqué, il dépend aussi de ses différentes écoles et branches. Autrement dit,  le féminisme est loin de constituer une entité homogène, le féminisme n’est pas monolithique. Il se construit au sein de différents contextes historiques, sociaux, économiques et culturels.

Se pose alors la question de l’identité féministe et de sa représentation. Judith Butler est très éclairante sur le sujet et fait une proposition. Elle souligne d’abord les limites du pouvoir de représentation du féminisme dès lors qu’il mise sur un sujet cohérent et homogène : « En cédant à cette contrainte de la politique de représentation qui veut que le féminisme pose un sujet stable, le féminisme encourt ainsi l’accusation d’abus dans l’exercice de la représentation » (SOURCE: Judith BUTLER, Trouble dans le genre, éditions la découverte, 2005, p.65). Elle illustre son propos en rappelant comment les féministes ont opéré un raccourci en désignant l’oppression du patriarcat comme une forme universelle de domination, raccourci qui a été dénoncé ensuite pour son « incapacité à rendre compte des mécanismes concrets de l’oppression de genre dans les divers contextes culturels où celui-ci existe » (ibid. p.63).

Elle projette alors un nouveau sujet possible du féminisme, sur des bases totalement nouvelles, et non plus sur des positions identitaires. Plus spécifiquement, elle remet en cause la catégorie « femme » comme sujet du féminisme, car cette catégorie totalisante ne prend pas en compte la diversité à la fois culturelle, sociale et politique des femmes de chair et de sang.

Elle propose de dépasser l’impératif de l’unité et d’accepter l’incontournable fragmentation des féminismes : « Si l’on ne  supposait pas l’unité et qu’on ne se la donnait pas pour but , des unités provisoires pourraient émerger dans le cadre d’actions concrètes dont les objectifs seraient autre que de définir l’identité ».

Judith Butler est difficile à lire et parfois, si ces propositions sont stimulantes, on a du mal à voir comment elles peuvent se manifester concrètement. Je vais essayer de donner un exemple pour comprendre dans quel genre de situation sa proposition « post féministe » intervient. Dans l’ouvrage Les filles voilées parlent (SOURCE: CHOUDER Ismahane, LATRECHE Malika, TEVANIAN Pierre, Les filles voilées parlent, éditions La fabrique, 2008), dont j’ai déjà rendu compte, l’une des témoins raconte qu’elle a été prise dans une espèce de marché très inconfortable. Après s’être associées à ses revendications concernant la loi sur le voile, des féministes lui ont demandé de manifester avec elles pour la réaffirmation du droit à l’avortement. Elle a ensuite été critiquée car elle n’a pas voulu participer à la manifestation.

Il s’agit là typiquement d’un exemple soulignant l’existence d’intérêts contradictoires au sein des mouvements féministes. Quand les premières persévèrent dans le cadre d’une réaction à la loi patriarcale qui dénie à la femme le droit de disposer de son corps, la seconde  ne vit pas la même expérience subjective d’oppression et ne se reconnaît pas dans ces revendications proprement « occidentales ». C’est à ce moment que Judith Butler propose d’accepter les divergences d’opinions et de revendications au lieu de chercher par tous les moyens à lisser les incohérences.

Pas si facile, c’est certain, quand ces incohérences coexistent au sein d’un même contexte géographique. Il est plus commode de reconnaître les différences entre féminisme français et féminisme indien par exemple, que d’admettre que de telles divergences d’opinion puissent exister au même endroit, au même moment. C’est pourtant la proposition de l’auteure de Trouble dans le genre.

Par Typhaine
Publié le 7 janvier 2012 sur Les filles en joie

Post a Comment