Quand Chelsea rencontre Julian: masculinités et intersectionalité

Quelle est la relation des figures médiatiques telles que Julian Assange, Edward Snowden et Chelsea Manning avec la masculinité? Le traitement médiatique international n’est pas tendre avec aucune de ces figures, mais est-il possible d’affirmer qu’il est plus sévère vis-à-vis de Manning parce qu’elle déroge aux codes hétéronormatifs de la masculinité? Est-il possible d’analyser ces cas hors d’une pensée binaire héro/traître?

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Julian Assange, fondateur de Wikileaks, et Edward Snowden,  »whistleblower » des secrets de la NSA, sont les deux premiers réfugiés politiques de ce que certains nomment la «guerre de l’information» à venir. Chelsea Manning, connue auparavant sous le nom de Bradley Manning, a divulgué des renseignements confidentiels sur l’armée américaine à Wikileaks.

Julian Assange, porte-étendard du cybermilitantisme du 21e siècle, est vu comme un héros du droit à l’information. Plusieurs biographies, documentaires et un film de fiction sont consacrés à sa personne. Assange, en plus d’avoir été l’objet d’accusation de viol, prône une politique de non-violence libertarienne ne pouvant s’allier avec une politique de justice sociale. En effet, sous couvert d’une opposition inconditionnelle à l’intervention étatique dans la vie privée des citoyen.ne.s, Assange vante les mérites de non-violence des politiciens Rand Paul et Ron Paul, deux politiciens anti-choix notoires. Ron Paul a défendu le  »Sanctity of Life Act », un projet de loi visant à donner un statut moral de personne au foetus humain en plus d’être systématiquement contre n’importe quel projet de réforme du système de santé américain. Il déclare aussi que les changements climatiques sont une «fraude» ou encore le «mensonge du siècle».  De plus, le parti politique de Assange en Australie est présentement critiqué pour son tournant à droite. En effet, il fait appel à l’extrême droite australienne pour gagner du capital politique.

Ensuite, Edward Snowden révèle quant à lui à la population américaine – et de facto au monde entier – que le gouvernement américain surveille les communications privées de ses citoyen.ne.s. La Russie lui donne présentement l’asile politique temporaire. Il y a moins d’informations disponible sur Edward Snowden, mais nous savons qu’il est aussi un admirateur de Ron Paul et que l’admiration est réciproque. Comme quoi la lutte pour l’accès à l’information (telle que celle défendue par Assange et Snowden) se rapproche dangereusement des politiques non-interventionnistes de l’extrême-droite.

Chelsea Manning  a servi dans l’armée sous Don’t Ask, Don’t Tell: ne pas demander, ne rien dévoiler de son orientation sexuelle ni de son identité de genre, telle était la loi avant qu’elle ne soit abrogée par Obama en 2011.  Maintenant que Chelsea Manning a reçu la sentence de son procès (35 ans de prison) et qu’elle a annoncé sa nouvelle identité, une étape  difficile commence parce que les prisons américaines ne fournissent pas nécessairement les traitements hormonaux pour une transition. Elle a subi les affres transphobes des médias américains depuis l’annonce de son changement d’identité en plus d’avoir commis son «crime» lorsqu’elle était toujours en uniforme militaire. Elle a porté un coup dur aux idéaux masculins de loyauté, d’honneur et de virilité de l’armée américaine. L’armée, institution patriarcale par excellence, est un milieu immensément hostile aux femmes, aux personnes racialisées ainsi qu’aux LGBTQ. D’ailleurs, la justice martiale et la prison militaire sont très durs envers les traîtres et ne sont pas non plus des milieux tendres pour des résistants à l’ordre – qu’il soit militaire, hétérosexuel ou patriarcal.

Tandis que Assange et Snowden vivent dans une «liberté surveillée», appelés héros par les uns et traîtres par les autres, Manning a un cas encore plus complexe à cause de son identité de genre. Vilifiée comme une «désaxée» ayant une personnalité trouble, certains médias américains ont carrément demandé pourquoi des informations de sécurité nationale ont pu être gérées par une «telle» personne. Chelsea Manning révèle l’homophobie et la transphobie latente des institutions gouvernementales et militaires en plus de celle des médias.

Assange et Snowden sont considérés dans les cercles cybermilitants comme des pionniers: doit-on vanter leur gloire quand on sait qu’ils tirent profit de leur statut privilégié d’homme blanc détenant des informations cruciales (donc détenant du pouvoir) ? Les deux hommes tombent automatiquement dans la catégorie binaires héros/traîtres tandis que Manning subvertit ces catégories parce qu’auparavant elle était un homme gay dans l’armée, et maintenant elle est une femme transgenre purgant sa peine dans une prison militaire.  Par contre, Manning, a été porte-étendard des activistes LGBTQ (entre autre pour militer pour l’abrogation de DADT), même si cela aussi était très controversé de par son statut d’«ennemie de l’état». Maintenant, elle aide à rendre visible la situation des personnes transgenres dans le service militaire et dans les milieux carcéraux, même si cela aussi est critiqué par d’autres activistes trans tel que Dean Spade.

Ensuite, les accusations de viol émises contre Assange sont souvent balayées de la main comme étant un coup monté pour le discréditer, un sujet banal dont on ne devrait pas se préoccuper outre mesure, mais la transition de Manning est perçu comme étant dérangeante et scandaleuse.  Tout comme Polanski ou DSK, un viol commis par un homme célèbre n’est pas traité comme un cas grave: d’une certaine façon, le viol d’une femme vient «valider» l’hétérosexualité de cette personne.  Cela ne subvertit aucun code de l’hétéronormativité: au contraire, cela renforce l’indifférence et la banalisation.

Ce qui m’intéresse ici est l’intersectionalité des luttes de justice sociale: on ne peut pas défendre l’accès à l’information – et ainsi devenir un personnage politique important – au détriment d’autres causes sociales importantes. Assange et Snowden jouissent de privilèges importants tandis que Manning, comme femme trans, subit un traitement médiatique et judiciaire plus difficile. Finalement, il faut questionner et critiquer des figures controversées telles que Assange et Snowden: aident-ils vraiment la poursuite de la justice sociale si on sait que leur lutte pour la transparence de l’information a une perspective étroite excluant d’autres luttes sociales?

AJOUT: Il va sans dire qu’une critique du machisme en milieu cybermilitant va de pair avec mon article si on veut être cohérent avec mon but d’intersectionalité, mais cela sera pour un autre billet.

 

 

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