Extraits de « Les femmes changent la lutte – Au coeur du printemps québécois »

Des femmes différentes, étudiantes, travailleuses, mères, militantes, plusieurs publiées pour la première fois, s’unissent dans ce livre malgré leurs divergences d’opinion pour défendre une même idée: Les femmes changent la lutte. Pas question que l’histoire oublie l’action des femmes dans les événements de 2012. Pas question que l’on oublie ce que les analyses féministes ont changé dans ce mouvement.  

Voici quelques courts extraits de ce livre chorale.

Marguerite Bourgeois portant le carré rouge

Marguerite Bourgeois portant le carré rouge

Camille Tremblay-Fournier :

Et si militer était une façon d’apprendre à devenir un homme ou une femme ?

S’intéresser à la division sexuelle du travail au sein d’un mouvement progressiste rend visibles de nombreuses contradictions entre les idéaux affirmés de transformation sociale et le maintien passif ou actif d’éléments patriarcaux qui empêchent de véritables changements.

L’histoire nous démontre que, suite à une période intense de lutte provoquée par un mouvement social, la division sexuelle du travail préalable est reconduite, presque intacte, dans les relations amoureuses, militantes et familiales. Ainsi, la division sexuelle du travail a deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme). C’est parce qu’elle est perçue comme le prolongement naturel des caractéristiques physionomiques et comportementales différentes des hommes et des femmes que la division du travail entre les membres d’un même groupe est considérée comme allant de soi. Les activités dont les femmes assurent traditionnellement la charge ne leur fournissent de fait ni le même type de connaissances pratiques, ni la même reconnaissance à l’intérieur du groupe auquel elles participent que celles des hommes, permettant à ces derniers une ascension dans l’échelle sociale.

D’ailleurs, on remarque qu’à partir du moment où des femmes commencent à occuper certaines fonctions, celles-ci perdent généralement de la valeur, tout comme, à l’inverse, dès qu’une profession se dévalorise, elle se féminise.

Formellement, l’ASSÉ s’organise sur certains principes, positions et mesures qui évoquent les bases d’une transformation de la division sexuelle du travail : alternance dans les tours de parole, caucus non mixtes, prise en compte des rapports de domination dans l’animation d’instances, comité femmes statutaire, etc. On se rend toutefois rapidement à l’évidence que les pratiques militantes se fondent sur le maintien de rapports sociaux de sexe traditionnels et, plus particulièrement, sur une division sexuelle classique du travail. La répartition sexuée des tâches militantes et ses conséquences en matière de reconnaissance de compétences politiques peuvent décourager définitivement l’implication de femmes dans la lutte politique. De manière générale, les hommes et les femmes ne reçoivent pas dans leurs parcours militants la même quantité ni la même qualité d’information forgeant leurs connaissances, représentations et valeurs. Par exemple, les nouveaux militants seront davantage pris sous l’aile de camarades masculins expérimentés et reconnus comme tels. Souvent, leurs analyses politiques obtiendront davantage d’appui et leurs projets pourront plus facilement être mis à exécution avec les ressources nécessaires. Ces mécanismes informels façonnent l’apprentissage politique des militantes et militants, permettant à des individus de bénéficier d’occasions et de ressources différenciées pour contribuer à la vie politique.

Les femmes remplissent un rôle particulier dans la reproduction de la société : produire la vie, l’entretenir et produire ce qui est nécessaire à sa subsistance, puisque le travail productif et le travail reproductif s’effectuent souvent simultanément et dans le même espace lorsqu’on est une femme. Les qualifications des femmes sont d’emblée peu reconnues comme telles, mais vues comme des « dons naturels ». Ainsi, dans les groupes militants, les associations étudiantes et les syndicats, on retrouve généralement, comme dans d’autres milieux sociaux d’ailleurs, une tendance à la ségrégation des femmes dans un nombre réduit de tâches : cuisine, soutien psychologique, secrétariat général et éducation populaire, dont féministe. Cela ne signifie toutefois pas que les femmes sont absentes des actions plus dangereuses, notamment dans l’organisation d’actions directes.

Mais il existe un déni dans l’organisation du travail à reconnaître l’attribution de tâches selon le sexe comme une construction sociale.

 

Les Mères solidaires et en colère :

En colère…

Au-delà de notre inquiétude et de notre peur, nous étions en colère et nous en avions assez de vivre ça individuellement dans nos maisons, nos lieux de travail, etc. Nous voulions jouer avec l’image de la mère mais de façon politique et publique, en dehors de la sphère privée, en dehors des rôles traditionnels. Nous avons voulu être politiquement en colère, dans la rue. Ça nous a permis de regrouper des femmes ayant le désir d’être actives et combatives politiquement.

Et solidaires !

Nous avons aussi établi rapidement l’importance de ne pas se substituer aux étudiantes, de parler en leur nom, de leur dire quoi faire et de négocier à leur place. Nous avons voulu éviter de glisser de l’inquiétude à la volonté de contrôle. Ce n’étaient pas les comportements de nos enfants qui nous inquiétaient, nous étions au contraire si fières d’eux ! Nous voulions appuyer leur propre prise de parole que l’on trouvait super articulée, qui suscitait chez nous une grande fierté ! Nous étions solidaires de leur lutte, et avons joué sur le rôle souvent attribué aux mères de responsables de la transmission du bien commun, rôle qui ne s’arrête pas quand les enfants sont au cégep et à l’université !

[…]

Comme groupe affinitaire, les Mères en colère et solidaires n’ont pas spécifiquement répondu à la question : « sommes-nous féministes ? » Durant tous ces mois dans la rue, nous n’étions pas en mode analyse, mais plutôt en mode action. Tout s’est donc construit petit à petit dans le cœur de l’action, manifestation après manifestation. Pour la plupart, l’idée de jouer subversivement sur l’image de la mère était implicitement féministe, parce que nous l’utilisions en dehors du rôle traditionnel. Nous savions par contre que l’image de la mère soulève un inconfort chez certaines féministes, qui peinent à voir la famille autrement qu’un carcan d’aliénation et d’exploitation des femmes. Donc, la ligne était fine pour ne pas tomber dans les stéréotypes tout en utilisant le symbole de la mère.

Pour nous, le statut de mère n’est pas opposé à celui de féministe. Nous déplorons d’ailleurs le peu de place faite à la mère-féministe dans le discours public et dans l’espace politique. C’est donc aussi pour occuper cet espace que nous nous sommes retrouvées dans la rue en nous identifiant comme mères. Pour expérimenter une autre façon de vivre notre rôle de mère dans l’action, sans forcément passer par les groupes féministes organisés. Ça a questionné, mais ça a aussi ouvert des possibles.

 

Karen Juliette Lalonde :

Tenter de rendre compte de mes expériences avec les forces de l’ordre pendant la grève étudiante et la résistance en cours se révèle un exercice nécessaire, vital, mais oh combien douloureux. J’ai tellement de choses à dire que je ne sais par où commencer. La question suscite ce trop-plein d’émotion et tout tente de sortir en même temps, ce qui crée un goulot d’étranglement. J’ai les mains qui tremblent, la gorge nouée et mes idées s’embrouillent et sombrent dans un vortex d’images négatives. Elles se perdent dans l’arborescence de mes pensées et viennent, au bout d’une branche, appuyer sur la plaie béante de blessures antérieures.

Depuis quelques mois, je suis incapable de fonctionner normalement.

Cela fait environ huit semaines que je suis incapable de travailler.

Selon mon médecin, je serais atteinte du syndrome du choc post-traumatique

à la suite des événements survenus depuis le début de l’année 2013. Des incidents survenus lors de manifestations, alors que le SPVM redouble d’efforts pour faire respecter le règlement P6, et qui ont fait ressurgir mon passé.

Ma première expérience de la brutalité policière remonte à il y a 13 ans.

 

Catherine Lavarenne :

On donne à l’écrit le rôle de gardien du savoir, et on ne sait plus trop si c’est à un garde du corps ou à un agent des services correctionnels que l’on a affaire. Le problème, c’est que plus on est dominé par l’écrit, plus on oublie l’écriture. L’écrit est une répétition sur laquelle on peut baser une réflexion, construire une connaissance. Mais l’écriture ressemble plutôt à de l’oralité : elle fonctionne par la constante recréation d’une énonciation qui prend son sens par l’importance qu’elle accorde à la subjectivité, et surtout au lien entre les subjectivités – beaucoup plus qu’à la permanence du contenu. L’écriture se distingue de l’écrit mais n’exige pas d’y être opposée. L’écriture peut, ou non, être aussi de l’écrit. Ce qui est écrit, devant moi, n’est jamais qu’une photographie très ciselée d’un moment de mon écriture. Parce que si l’écrit est avant tout un verbe conjugué au passé, l’écriture, elle, est toujours en train de se faire.

Dans les déversements spontanés et les ratages avoués que Fermaille nous a donné à lire, l’écrit et l’écriture coïncidaient souvent, peut-être parce que la photographie n’était pas si soignée que

ça, mais plutôt prise sur le vif, sans trop y réfléchir. Cette coïncidence ne me soulageait pas de mes fractures consenties, mais elle les rendait cohérentes. Écrire pour Fermaille m’a appris que mettre nos écrits en commun et en faire un lieu de rencontre vient au prix de l’arrachement du texte, de la langue qui prend son propre corps et renie le nôtre. Il faut supporter de voir les mots créer une unité qui nous exclut, et apprécier cette liberté nouvelle, ce poids en moins dont nous déleste le texte qui s’arrache à nous. Cette liberté est celle qui nous autorise à devenir l’autre de notre texte, à devenir sa lectrice, son lecteur. Être libre de soi, c’est la seule voie d’accès au collectif.

Pendant la grève, ce qui nous arrivait tous les lundis ressemblait beaucoup à de l’amour. Comme la pulsion de ne faire qu’un avec ce que l’on aime tout en voulant être reconnue et aimée comme être singulier ; comme l’apaisement de croire, même pour un instant, qu’il est possible d’à la fois tout donner et tout prendre.

Donner et prendre dans le collectif, c’est par ces gestes qui se contredisent que j’ai pu trouver ma place, quelque part entre mon amour pour l’ensemble et le combat que je mène pour le droit à la singularité. Dans l’écriture, l’amour prend la forme d’une résistance : à l’embrigadement d’un côté, à l’égocentrisme de l’autre. L’écriture est le lieu où je refuse de disparaître, de me confondre, le lieu où je cherche une porte de sortie qui ne soit ni mort ni hurlement. Si j’ai besoin d’écrire, c’est pour résister à la ligne nette que l’on trace entre une chose et son contraire. Et plus je m’approche de ce à quoi je résiste, plus mon intégrité est testée. La mise sous tension à laquelle je me soumets, c’est la seule chose qui me permette de m’aimer, moi. Je ne sais pas si j’aurai toujours besoin de passer par la lecture et l’écriture pour accéder au monde. Pour mériter d’y avoir une place. Je ne sais pas.

 

Valérie Lefebvre-Faucher

lutte_low-resAvez-vous réellement tapé sur vos ustensiles de cuisine sans penser une seule fois à la symbolique de ces objets ? Sans imaginer Bonnemine ou Ma Dalton et vous sentir obligée de rire un peu ? La casserole représente l’oppression, le confinement des femmes au privé. Elle sert surtout, dans la culture populaire, à ridiculiser le pouvoir des femmes et à leur rappeler leur place. Elle est à la fois ce que l’on reproche aux femmes (l’image de la mégère) et ce qu’on leur recommande pour se calmer (retourne à tes casseroles ! quand ce n’est pas : tu passeras à la casserole !). Ce n’est pas d’hier que la casserole connaît des détournements de sens. Je crois cependant que nous aurions tort d’abandonner cet emblème aux antiféministes et fabricants de clichés populaires. Elle est le symbole, soit ridiculisé soit démonisé, de la colère féminine. Les femmes l’ont souvent utilisée elles-mêmes comme signe, et comme arme. Elle a parfois aussi symbolisé leur travail et leur force, notamment dans le mouvement ouvrier. Les livres d’histoire gardent peu de traces des mouvements populaires féminins en général. Nous savons que les ustensiles de cuisine ont souvent été utilisés dans des œuvres engagées. Que les casseroles ont servi de signal d’alarme destiné aux voisines en cas de violence conjugale. Pourquoi devrions-nous abandonner cet imaginaire domestique aux moqueries ?

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Les femmes changent la lutte, collectif dirigé par Mylène Bigaouette et Marie-Ève Surprenant (Éditions du remue-ménage, 2013), regroupe une trentaine de regards différents sur la grève étudiante et l’engagement politique, dans une perspective féministe.

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